Entre cette collection, et celle que vous venez de présenter… Qu’est-ce qui a changé ?
Le processus créatif, surtout. J’ai maintenant une base que je peux adapter et étendre. J’ai découvert de nouveaux domaines, effacé tout ce que j’avais en tête pour l’intégrer dans les vêtements. Aujourd’hui, la question que je me pose, avec un grand sourire sur le visage, c’est « de quoi as-tu besoin ? »
C’est plus compliqué qu’il n’y parait, parce qu’au final j’ai tout ce que je désire. Sur le plan matériel je n’ai besoin de rien, mais j’aime toujours autant créer, fabriquer, réinterpréter… C’est ma façon de communiquer avec le monde. Il y a des visions définies, des affirmations derrière ce que je fais, et je veux les partager, attirer l’attention, aider les gens à réfléchir, d’une certaine manière. A penser à ce qu’ils veulent, à ce qu’ils ressentent, à penser à eux-mêmes. J’aime les habiller avec des vêtements remplis d’énergie, parce que je sais que mon équipe et moi-même y insufflons beaucoup de positivité, que nous aimons ce que nous faisons.
Cette notion de nécessité est essentielle à mon processus créatif. La dernière collection tournait autour de la science-fiction et du post-humanisme. Je me suis demandé « qu’est-ce qui arriverait si tu n’avais qu’une jambe et que tu devais improviser ? Comment te fabriquerais-tu une seconde jambe avec les objets que tu pourrais ramasser, dans un monde sans ingénieurs, sans ordinateurs, sans imprimantes 3D et sans jambes en titane ? » C’était mon postulat de départ. J’ai juste laissé mon imagination voyager, se perdre, rebondir… J’ai songé à la manière dont tout pouvait rouiller avec le temps, à la rouille et à ses jolis tons bruns et jaunes. J’encourage mon équipe à laisser s’exprimer leurs enfants intérieurs, puis on recommence tout, ensemble, afin de créer une vision plus large, petit à petit, habitée de nos esprits propres.
Laisser parler votre enfant intérieur et se concentrer sur vos besoins sont les ingrédients essentiels à votre liberté créatrice. A votre vis, de quoi les gens ont-ils besoin de nos jours ?
Honnêtement, je ne sais pas de quoi ils ont besoin. J’aimerais que les gens ferment les yeux et puissent « ressentir » à nouveau. J’ai la sensation que nombreux sont ceux à avoir perdu tout contact avec leurs émotions, à ne plus se concentrer que sur ce qui les entoure, sur cette époque négative, sans plus prêter attention à ce qu’ils ressentent vraiment.
Quand je conçois une nouvelle pièce, je l’essaie, pour voir quelle sensation elle produit sur ma peau. Si c’est agréable, alors j’ai réussi à créer un nouveau vêtement, quelque chose d’évolué. J’ai besoin de ressentir quelque chose de fort, de si fort que ça fait mal. J’aimerais qu’on ressente le vêtement de cette manière, que mes pièces aient un impact sur les vies de ceux qui les portent. C’est peut-être le cas, sinon les gens n’achèteraient pas mes vêtements. Je n’ai pas envie de créer des pièces bas de gamme parce que j’utilise des matériaux de qualité, parce que j’emploie une équipe talentueuse qui effectue un énorme travail de recherche lors de chaque collection. Ensemble, nous créons des objets et des pièces qui ne demandent qu’à être aimées.
Nous avons interviewé Bonotto, l’homme qui se cache derrière la « Fabbrica Lenta ». C’est un philosophe remarquable. Selon lui, tout ce qu’ils font à la « Fabbrica Lenta » c’est unir l’énergie des hommes avec des émotions, de la joie et de l’amour, pour en faire du fil, utilisé pour créer des tissus. Il pense que si leur travail est aussi différent, si autant de créateurs dans le monde veulent utiliser leur tissus, c’est à cause de ça.
J’ai travaillé avec Bonotto, ça me semble logique. Je pense que nous ne travaillerions pas ensemble si nous ne voyions pas la mode sous le même angle, si nous ne mettions pas d’émotions dans notre travail. J’ai beaucoup de respect pour Mr Bonotto parce qu’il crée de la meilleure façon qui soit.
Je fais en sorte d’avoir une vraie connection avec mes collaborateurs. Je ne me considère pas comme quelqu’un de spirituel, j’essaie juste d’aller droit au but et de ressentir les choses. Ils ont une place spéciale dans mon coeur parce que je ne pourrais pas faire ce que je fais sans eux. Je sélectionne tout le monde moi-même, de mes plus proches collaborateurs jusqu’aux producteurs de tissus, jusqu’à ceux et celles qui travaillent dans les usines. Je veux être au courant de tout, afin d’être sûr que tout a un sens. Si ce n’est pas le cas, je fais en sorte que ce le soit. J’ai choisi de fabriquer mes propres tissus et mes propres cuirs. La plupart du temps, nous utilisons des textiles originaux que nous fabriquons de A à Z, parce que c’est la seule façon de sortir du lot et de rester authentique. Parfois ça marche, parfois je cherche des matières qui existent déjà. Heureusement, je ne cours pas après la gloire ni la richesse, je sais que ce n’est pas ma destinée, et je n’ai aucun problème avec ça. Le temps alloué à la création et à la production est limité, et je suis heureux que nous réussissions à faire un tel travail de recherche et à expérimenter à chaque collection, malgré un temps imparti toujours trop court. C’est pour ça que je crée.